La première génération s'éteint

Isotta raconte :

"Quelques semaines ont passé depuis la mort de mon papy Roméo. Je suis toujours très triste et cela gâche un peu les préparatifs de mon mariage avec Tonino. Lui, très gentil, fait tout ce qu'il peut pour me consoler, me faire plaisir. Quel adorable fiancé ! J'aimerais l'aimer autant qu'il m'aime, mais, malgré moi, je pense encore souvent à Auréliano. C'est une autre histoire que je conterai une autre fois, je n'en ai pas le coeur aujourd'hui. Ayant lui-même perdu son grand-père, Mercutio, Tonino sait bien ce que je ressens. Il ne trouve pas toujours les mots pour l'exprimer, mais il est là, il veille sur moi. ça fait du bien de se sentir comprise. Moi, au moins, je ne suis pas seule."

"Il en va tout autrement pour Boutondor qui ressent un grand vide après la mort de son mari. Comme je la plains ! Elle a beau croire à l'éternité, le savoir toujours vivant quelque part, il lui manque, la vie est bien triste sans lui. C'est triste à dire mais j'ai peur qu'elle ne tarde pas à le rejoindre. Elle n'a plus de goût à rien. "Tu sais, il était mon soleil, il a illuminé ma vie. Avec lui j'ai enfin compris ce qu'était le bonheur d'une relation forte et épanouie. Il était si attachant..." Là je suis bien d'accord avec elle, qui ne le serait pas ? Moi aussi je pense à lui très souvent. Parfois je donnerais n'importe quoi pour que la mort n'existe pas. C'est comme avec ma mamie Juliette. Pareil. On ne s'habitue pas à voir partir ceux qu'on aime."

"Heureusement pour elle (et pour nous), Boutondor a la compagnie de son frère Puck et d'Hermia. Puck aussi pleure la mort de son vieil ami. Ils se serrent les coudes. Ils se sentent bien vieux maintenant. Le poids des ans ne leur a jamais paru si lourd. "La mort de Roméo nous a fait un choc, disent-ils. On a beau savoir que personne n'est éternel sur cette terre, la réalité nous rattrape un jour ou l'autre. Pour nous Roméo était resté le jeune homme qu'il avait été, fringant, séduisant, chaleureux, vivant ! Nous ne l'avions pas vu vieillir malgré les années et la naissance de ses petits-enfants. Le voir partir nous a tout à coup fait comprendre que nous aussi nous avions vieilli. Nous avons pris une belle claque dans la figure, nos illusions de jeunesse éternelle se sont effondrées"

"Comme vous le voyez, c'est pas la joie dans leur maison ! Pour leur remonter le moral, Chiara leur rend souvent visite. Elle a initié son papy Puck au footbag. Elle dit qu'il se débrouille bien, qu'il est encore bien vert pour un vieux monsieur de 80 ans passés ! Oui ! C'est le vétéran de Véronaville."

"Mais nos anciens sont fatigués et il faut nous faire à l'idée que les derniers survivants de cette génération sont sur le départ eux aussi... En souvenir de Roméo, Hermia a passé ces dernières journées à faire pousser puis recueillir les plantes qu'il avait mises en pot. Ainsi, a-t-elle dit, il a laissé un petit quelque chose supplémentaire de lui avant de partir."

"Et voici les dernières nouvelles, bien tristes.... Quand la Faucheuse est arrivée, Hermia était en train de discuter avec Tosca, sa petite-nièce et future belle-fille, devenue une amie."

Regardez comme elle est décontractée. On dirait qu'elle a attendu ça depuis un moment, ça ne lui fait ni chaud ni froid. Elle a l'air de dire "Bon puisqu'il faut bien finir par y aller un jour ou l'autre, allons-y !". Elle avait 79 ans. Belle longévité !

Le même jour, Boutondor, 72 ans, y est passée aussi. Elle a dit : "Attend-moi Hermia, juste le temps de faire ma petite valise et je pars avec toi !" Elle ne voulait plus rester. La veille, au téléphone (je l'appelais tous les jours depuis la mort de mon papy), elle m'avait dit : "Je partirai en paix, tu sais. Hermia et Puck aussi. Nous avons tous bien assez duré à Véronaville, il est temps de faire de la place pour les jeunes, la nouvelle génération qui doit naître. C'est déjà une telle chance pour nous de vous avoir tous vus devenir adultes ! Nous n'avons rien à regretter. Notre vie ici est terminée".

"Adieu Isotta ! Adieu Chiara ! Adieu Colombina et tous les autres enfants de Véronaville ! Je m'en vais rejoindre mon mari, et Juliette, et Mercutio qu'il a sûrement déjà retrouvés, là-bas. Bonne chance à vous tous. A vous de poursuivre la vie de Véronaville, faire perdurer nos dynasties. Nous comptons sur vous !".

"Pauvre Puck ! Perdre le même jour sa femme et sa soeur est terrible pour lui. Pensez-donc ! Hermia et lui se connaissaient depuis l'adolescence ! Soixante-cinq ans d'amour partagé ! Un record ! Un exemple pour nous, les jeunes ! Toute la famille Songedété s'est regroupée autour de lui pour lui permettre de passer ce cap difficile. Célia, sa fille cadette, a même décidé de s'installer avec lui et de ne plus le quitter pendant quelques temps. Pour tout dire elle a même peur que sa fin soit proche. Elle veille sur lui... elle lui a proposé de venir s'installer chez elle avec son mari Willy et le petit Indiana mais il a refusé : à son âge, il ne veut pas déménager encore une fois, tous ses derniers souvenirs d'Hermia, Boutondor et Roméo sont là, dans cette maison. Il préfère rester avec les fantômes, ses chers amis..."

"Mais il n'a pas résisté longtemps à l'envie de les rejoindre. Un jour où Célia avait le dos tourné, il en profita pour se laisser emporter à son tour par la Faucheuse. Célia ne put rien y faire. Il tenait moins à elle qu'à sa femme, sa soeur, son passé. Sans eux, ça ne valait plus le coup de rester. "Adieu Célia, je t'ai donné la vie, je t'ai aidé à grandir, j'ai terminé ma mission auprès de toi. Je pars serein, avec la certitude que tu en feras autant de ton côté avec ton fils". Puck venait de fêter ses 84 ans ! C'était le dernier représentant de la génération de mes grands-parents."
Isotta.

Puck est donc parti lui aussi. Avec lui, toute ma première génération de Véronaville est éteinte. ça a beau n'être qu'un jeu, j'ai été toute triste à sa mort, toute triste de penser que tous mes héros du départ étaient morts. Oui ça m'a vraiment fichu le bourdon sur le coup. J'ai soudain compris le vide laissé par tous ces anciens, compris aussi à quel point dans la vraie vie, les aînés ont de l'importance. Ils sont la mémoire, les racines, le socle des générations suivantes. Ils portent toute l'histoire, toute la consistance des plus jeunes. Toute la richesse de la vie d'une famille. Leur mort, c'est un poids légué aux enfants et petits-enfants, un héritage spirituel plus que matériel au fond : les choses matérielles, elles, ne durent pas. Après la mort des anciens, tout paraît plus fragile. Les vieux chênes ont aidé les jeunes pousses à sortir mais ceux-ci auront-elles assez de force pour se développer et persister seules ? Voilà le défi des plus jeunes. Mal préparés, avec un héritage spirituel et une histoire mal transmis, elles dérivent, se perdent en chemin. On devrait toujours respecter les anciens et chercher à engranger d'eux un maximum de choses, de savoir, de sagesse. On a bien raison de dire que pour avancer il faut connaître son passé, savoir qui on est.